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INCONSCIENT ET CREATION

Ernest Jones

L'origine inconsciente de l'inspiration

"Ce que l'artiste cherche à exprimer, il est rare qu'il en connaisse lui-même la véritable signification; quant à l'origine de son élan, créatif, il ne la connait jamais. [...] L'artiste accomplit son œuvre, mû par une force qui semble lui être extérieure, et que, dans l'ignorance où il se trouve de l'origine de son inspiration, il attribue fréquemment à un agent extérieur, de nature divine ou non. Nous savons à présent que l'origine de l'inspiration artistique est à rechercher dans les processus mentaux qui, pour être oubliés du sujet, n'en sont pas moins opérants. Nous emprunterons à la terminologie freudienne, pour dire que la création artistique est une manifestation sublimée de divers souhaits frustrés et refoulés, dont le sujet a cessé d'être conscient. Il s'ensuit que l'artiste donne expression à son élan créatif dans une forme qui satisfait son besoin intérieur, mais en des termes qu'il est incapable de traduire en une langue aisément compréhensible."

Ernest Jones, Le complexe d'oedipe en tant qu'explication du mystère d'Hamlet: une étude de la motivation, paru dans American Journal of psychology, vol 21, No1, janvier 1910

Anton Ehrenzweig

Les racines inconscientes des formes artistiques

"La carence de la psychanalyse à découvrir les racines inconscientes des formes artistiques peut être interprétée de deux façons. On peut soit nier qu'il existe une substructure inconsciente de l'art (ce que le théorie classique de la psychanalyse, proposée par E.Kris, fit en dernier lieu), soit soutenir que la substructure inconscient existe, mais que, pour des raisons données, elle ne peut être observée inconsciemment. Ce sera mon propre mode d'approche. La théorie psychanalytique classique de l'esthétique élimine le problème d'une forme artistique inconsciente et attribue la structure esthétique entière de l'art au travail du conscient et du préconscient, c'est-à-dire aux processus secondaires. Cette façon de voir réduit les processus primaires de l'inconscient au rôle de pourvoyeurs d'un matériel brut non structuré, de fantasmes sauvages et destructifs qui doivent être d'abord domptés et façonnés par les processus secondaires afin d'être susceptibles de pouvoir donner une jouissance esthétique. Cette vue élémentaire du processus primaire répond certainement aux faits cliniques de la maladie mentale où l'intrusion de fantasmes inconscients menace la santé mentale du malade. Mais elle ne répond pas aux faits de l'art et des autres œuvres de création. Des parties importantes de la structure de l'art peuvent émerger comme de nulle part sans que la volonté consciente de l'artiste intervienne et souvent contre ses intentions. Cependant elles demandent à être acceptées comme une partie intégrante de la composition. De tels éléments de forme tout à fait spontanés doivent prendre racine dans l'inconscient à des niveaux probablement plus profonds que ceux dans lesquels les formes relativement superficielles du mot d'esprit sont élaborées.

Comme nous l'avons vu, la structure du mot d'esprit est sans doute l'œuvre du processus primaire au niveau de l'inconscient profond. Il donne une impression chaotique caractéristique du processus primaire avec ses condensations, ses déplacements, ses représentations par le contraire, dépourvues de sens. Mais l'impression de chaos est transitoire et trompeuse. Une fois que nous avons saisi la partie à demi-cachée du mot d'esprit, sa formulation nous paraîtra cohérente et claire. Freud, dans sa revue détaillée des mots d'esprit, se comporte comme un vrai connaisseur et ne se montre jamais las de donner des exemples et d'évaluer les mérites esthétiques relatifs des bons mots d'esprit. 

 De mon point de vue, les éléments spontanés des formes artistiques , tels que les textures apparemment accidentelles dans la peinture ou des ondulations inarticulées de mélodies primitives, ont le même aspect chaotique décevant; mais elles possèdent aussi un ordre caché et obéissent à une discipline esthétique à laquelle nous pouvons nous rendre sensibles. Nous pouvons accorder aux processus primaires le même rôle constructif dans le domaine des arts plastiques que celui que Freud lui confère en tant que structure spontanée du mot d'esprit. Le fait que l'esthétique psychanalytique ait si peu réussi a faire apparaitre cet ordre caché doit être expliqué par le fait que les formes spontanées de l'art proviennent de niveaux mentaux encore plus profonds que ceux qui donnent forme aux rêves et aux mots d'esprit, et pour cette raison résistent à la visualisation consciente. Notre visualisation normale demande une nette juxtaposition d'éléments spatio-temporels; c'est pourquoi elle ne peut pas, à elle seule, rendre compte d'une espèce différente, par exemple celle de la géométrie non euclidienne. Il semble exister dans la structure d'une œuvre d'art des relations complexes qui refusent d'être captées par la visualisation stable et nette du sens commun. Des lignes et des surfaces incompatibles fusionnent dans le même point de l'espace et du temps. En particulier, l'espace intérieur et l'espace extérieur s'agglutinent en quelque chose qui est l'intérieur et l'extérieur en même temps. 

[...]

Pour rendre compte de cet ordre intuitif, nous devons nous reporter à une substructure inconsciente de l'art; le principe qui en régit les formes est inaccessible à la visualisation du sens commun. Nous ne pouvons pas voir, parce que ces processus proviennent de niveaux plus profonds, moins différenciés, que les formes plus superficielles du processus primaire telles que condensation, déplacement, représentation par le contraire. Ils émergent d'une matrice indifférenciée sous-jacente à toute imagerie consciente, où toutes les contradictions et distorsions dépourvues de sens du processus primaire sont enfin résolues." 

Anthon Ehrenzweig, "Nouvelle approche psychanalytique de l'esthétique", dans Entretiens sur l'art et la psychanalyse  , Mouton, Paris, 1968                                                   

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